Les nouveaux enjeux des réseaux
Pour la première fois, près de la moitié de l’Humanité partage la même expérience, vivre sous les menaces d’un virus, dans le confinement. Cela favorise le développement d’une vision partagée du monde, d’une conscience de nos interdépendances. Mais jusqu’ici, plus celles-ci se sont accentuées, plus elles ont déclenché des réactions de replis sur soi, d’enfermement dans des frontières hostiles, nous fait remarquer Edgar Morin, légitimement inquiet : ce paradoxe est porteur de nouveaux conflits et limite dans l’immédiat les coopérations qui rendraient nos ripostes bien plus efficaces. Nous devons donc tenir compte d’effets contradictoires et souvent antagonistes de la pandémie actuelle sur les comportements aussi bien des entreprises que des citoyens consommateurs et de leurs salariés.
L’un des faits majeurs est un apprentissage massif du télétravail et de la pratique en ligne d’activités professionnelles, personnelles, sociales par des millions de personnes de tous âges, de toutes conditions dans le monde. Ces personnes confinées ont découvert que l’on peut effectuer, sans déplacements physiques, plein de prises de contact, d’actions privées, sociales, professionnelles, se distraire, s’instruire. Les pratiques des réseaux sociaux s’en trouvent profondément modifiée, sans doute durablement, comme l’ont notamment montré Charles Bal de Havas Sport et Entertainment, la consultante Danielle Fazzio et Caroline Vignand-Olivier de C’est Comme Une Agence au cours d’une téléconférence récemment organisée par Alexandre Durain de So-Buzz.[1]
L’informatique mobile – le smartphone – avait fortement mélangé les temps de travail et de vie privée. Depuis deux décennies, nous vivions à l’ère de l’ubiquité d’action. Où que nous étions, quelle que soit l’heure, nous pouvions à distance mener des activités jusque là déterminées par le lieu et l’heure. Le travail, en particulier, s’accomplissait pendant les heures ouvrées sur le lieu légal de travail. Les activités ont été de moins en moins déterminées par le lieu et l’heure avec le développement de l’Internet mobile. L’immobilisation à domicile nous contraint à un nouveau mélange de nos activités, cette fois dans une unité de lieu contrainte. Ce qui signifie que lorsque l’on envoie un message commercial, on ne sait pas quelle est la réceptivité du destinataire, qui se trouve en posture de consommateur privé, ou en train de travailler, ou préoccupé par un tout autre sujet. Et le professionnel confiné doit combiner dans le temps ses différents types d’activité.
Relation client : qu’est-ce qui nous différencie ?
Entreprises et marques doivent tenir compte de ces incertitudes sur la réceptivité immédiate du destinataire. Elles doivent surtout maintenir leur présence, leur proximité qui construit dans la durée la relation avec un client fidélisé. Cela demande encore plus d’empathie envers les clients et prospects, les impairs étant encore moins facilement pardonnés que d’habitude, par des personnes en souffrance et inquiétude, avec une montée des méfiances.
C’est aussi l’occasion de s’interroger sur ce qui fait la force de la relation avec le client. Evidemment les restaurants ne peuvent plus envoyer de messages invitant à venir déjeuner dans leurs locaux. Comment maintenir le contact, une présence non dérangeante ? En s’interrogeant sur ce que le client achète réellement, ce qui fait qu’il s’adresse à nous plutôt qu’à l’un de nos concurrents. Quels sont nos atouts différentiant ? Tous les restaurants vendent de l’alimentation. On vient chercher dans tel local une ambiance, une convivialité, le sourire d’un employé, la vue sur un beau paysage… Essayons d’apporter cela par le Net, cela fidélisera après la crise des clients en ce moment plus sensibles et reconnaissants que jamais à ceux qui les comprennent.
Lorsque le confinement s’atténuera, les gens vont retrouver les activités en « présentiel » avec enthousiasme mais elles garderont de nouvelles habitudes et leur apprentissage forcé des activités en ligne leur fera rechercher encore plus de synergies entre actions en proximité physiques et en ligne.
Les entreprises devront en tenir compte des conséquences souvent contradictoires de la pandémie dans leurs relations avec leurs clients, leurs prospects et leur personnel. La communication commerciale devra combiner d’avantage le « présentiel » et le « en ligne », et tenir compte de la sensibilité exacerbée, de l’esprit plus critique acquis par les consommateurs. Ceux-ci seront encore plus habitués à se renseigner sur le Web et à bénéficier sur les réseaux de l’expérience et de l’influence des autres.
La transparence, facteur de compétitivité
Les entreprises ne pourront gérer leur fonctionnement interne comme avant, c’est-à-dire, en majorité, de façon hiérarchique, cloisonnée et avec des contrôles à chaque étape. Les salariés auront pris l’habitude de concilier vie privée et vie professionnelle et souhaiteront continuer à le faire. Ils demanderont notamment de passer un ou deux jours par semaine à télé-travailler. Cela implique un management basé bien plus sur la confiance et l’évaluation a posteriori des résultats du travail, pas sur le contrôle pendant celui-ci du respect des procédures.
Les entreprises devront aussi tenir compte de la porosité plus grande de leurs frontières légales. Les personnels confinés ont élargi considérablement leurs contacts sur les réseaux, en distinguant beaucoup moins professionnel et privé. Ils vont continuer à le faire et on pourra encore moins qu’hier avoir des communications internes et externes différentes, voire contradictoires. Les marques devront réviser leur présence sur les réseaux sociaux, et vérifier qu’elle apporte du sens à la fois à leurs consommateurs, à leurs collaborateurs et à leurs fournisseurs. Si un consommateur outré par un message promotionnel d’une société interpelle son parent ou ami travaillant chez celle-ci, l’enthousiasme du salarié sera entamé et sa productivité s’en ressentira. Plus de transparence va aider à fidéliser à la fois les clients et les collaborateurs et devient facteur de compétitivité pour accroître les synergies gagnants-gagnants entre acteurs pratiquant le réussir ensemble.
Autre nouveau facteur de compétitivité, la proximité physique. Employés et clients ont découvert l’importance de la proximité en matière de production, de masques mais pas seulement. La proximité de production sera un facteur d’attractivité des offres et de compétitivité, de résilience des entreprises. Celles qui intégreront cette réalité dans leurs stratégies en sortiront renforcées. Cela aussi plaide pour un renforcement des synergies entre proximités physiques et virtuelles.
Comme tout cela repose sur la qualité des liens humains à tous les niveaux, il conviendra de s’interroger cas par cas sur l’opportunité de l’exploitation des robots et de l’intelligence artificielle dans les relations avec les clients et les usagers des services publics. Il ne s’agit pas de renoncer aux robots qui apportent des avantages aux deux parties, mais de vérifier leur bon usage et aussi, de parer aux abus que pourraient en faire certains géants du numérique.
Naturellement, il faut se garder de tout angélisme. Certains acteurs publics et privés reviendront aux mauvaises pratiques d’hier qui ont contribué à aggraver la pandémie. Les clients les sanctionneront et les concurrents en profiteront. Certaines catégories de consommateurs aussi reprendront de mauvaises habitudes ou adopteront des comportements exacerbés dont il faudra tenir compte. Plus que jamais il ne faudra pas considérer clients et prospects comme une masse homogène standardisée. Il sera impératif, vital, de savoir gérer l’imprévu, la diversité, et d’apporter des propositions, des réponses personnalisées.
Quel avenir pour le « réussir ensemble » ?
D’autres acteurs continueront en parasite à tenter d’exploiter de façon égoïste, voire criminelle, les évolutions de la situation. Ils se heurteront à une résistance de citoyens qui auront appris à se défendre ensemble. L’une des grandes questions est justement celle-ci : quel sera l’avenir de l’exceptionnel élan de solidarité auquel nous assistons ? Edgar Morin note en particulier que le milieu médical, très compartimenté en chapelles, a donné lieu dans nos pays à une mobilisation généreuse et efficace, payée d’ailleurs très cher par les personnels de santé. Des entrepreneurs se sont aussi mobilisés en Italie, puis en France, pour faire face ensemble aux besoins les plus urgents, quitte à changer de métier ! Cet apprentissage de réactivité solidaire et de la construction de réseaux de collaboration sera-t-il durable ? Permettra-t-il de bâtir un tissu d’entreprises beaucoup plus efficace et plus compétitif ? Les administrations en silos en prendront-elles de la graine ? Tireront-elles les leçons de leurs nombreuses lenteurs à réagir aux urgences, notamment lorsqu’elles devaient collaborer entre-elles, par-dessus leurs cloisonnements nombrilistes ? Les dirigeants, dans les différents pays, sauront-ils tirer les leçons de leurs nombreuses erreurs au lieu de chercher des boucs émissaires ?
Aujourd’hui, beaucoup sont tentés de répondre de façon pessimiste, voire cynique, à ces interrogations. Souvenons-nous que les grandes catastrophes peuvent aussi bien être le prélude du déclin que l’occasion d’une renaissance. Ceci au niveau aussi bien des personnes, des entreprises que des pays.
N’oublions pas que le Japon a su se relever après Hiroshima et devenir le leader de la qualité industrielle parce que les directeurs généraux de ses plus grandes entreprises ont eu la modestie d’écouter William Edwards Deming, le pape de la qualité. Et de reconnaître les travers qui donnaient aux productions japonaises un niveau de qualité généralement médiocre. Une Renaissance est possible, si l’on tire suffisamment les bonnes leçons du malheur et qu’on se décide à agir autrement. Si nous, citoyens-consommateurs, entrepreneurs, responsables politiques, économiques, associatifs, devenons assez nombreux à jouer partout la carte gagnante du réussir ensemble, pas contre le reste du monde, mais avec tous ceux qui partagent nos valeurs.